CHAPITRE IX

LE PUBLIC

Elisha vida d’un trait son verre d’absinthe et le reposa sur la table, ne résistant qu’à grand-peine à l’envie de le catapulter droit devant lui, en direction d’un obstacle immatériel, auquel il eût été probablement le seul à pouvoir donner un visage.

Il fit signe à Rémy Barnes qui s’approcha, l’air soucieux.

— Sers-m’en un autre, s’il te plaît…

— Tu en es déjà à ton sixième, dit Rémy. Tu bois beaucoup trop !

— Et alors ? cracha Elisha.

— Alors, tu as le droit de te démolir si tu en as envie, mais moi j’ai celui de ne pas y participer. Si tu veux un autre verre, va te le servir toi-même ; la bouteille est derrière le bar !

Le jeune homme retint de justesse les injures qui se bousculaient au bord de ses lèvres. Rémy avait déjà tourné les talons et, de toute façon, il avait probablement raison.

Cela faisait deux mois qu’Elisha fréquentait régulièrement la taverne et, depuis une quinzaine de jours, il s’enivrait méthodiquement tous les soirs, buvant verre sur verre jusqu’à être incapable de prononcer son nom et, ensuite, rentrait chez lui en rasant les murs, s’endormait d’un sommeil lourd et recommençait le lendemain.

Respectueux de la liberté de chacun, ses compagnons ne lui avaient jamais fait aucune réflexion, jusqu’à Rémy, ce soir. Le jeune homme comprit brusquement que son comportement avait dû se remarquer plus qu’il ne l’avait pensé.

Autour de lui, comme tous les soirs, les conversations étaient enflammées ; les artistes semblaient avoir en permanence des choses passionnantes à se dire et ne se lassaient pas de se retrouver, jour après jour, autour des tables de bois rugueux. Elisha, lui, n’avait plus l’envie de rien dire à personne, pas plus que celle d’écouter qui que ce fût…

Il avait passé plusieurs semaines merveilleuses, en compagnie de Jarvis, à écrire les nouvelles chansons dont rêvait tant le chanteur. Ils s’étaient parfaitement entendus, chacun apportant à l’autre plus que celui-ci n’eût osé l’espérer ; deux sensibilités qui s’alliaient pour créer quelque chose de beau, quelque chose de fort !

Mais un jour, forcément, Jarvis avait décidé que le nombre de chansons écrites était suffisant et il avait quelque peu délaissé Elisha pour se consacrer à finir d’en composer la musique, régler les derniers détails pour le spectacle, ce spectacle qui devait tellement être parfait. Depuis lors, le jeune homme occupait le plus souvent une table en solitaire et, retrouvant brutalement des sentiments qu’il avait cru un instant pouvoir oublier, buvait de plus en plus.

Dans le fond de la taverne, une femme éclata de rire et déclama la première strophe des Bijoux, avant de gratifier son plus proche voisin d’un tendre baiser sur les lèvres.

Elisha détourna les yeux. Ce qui lui plaisait autrefois, toute cette ambiance de liberté, d’amour et de poésie, provoquait maintenant en lui une sensation d’étouffement dont il ne pouvait se défaire, plus prononcée à chaque heure qui passait.

Il se leva, brusquement, tituba un peu et se rattrapa de justesse au bord de la table avant de perdre l’équilibre. L’alcool l’enveloppait d’une épaisse gangue ouatée et sa vue se brouillait un peu. Dans sa tête, les verres entrechoqués et les rires se confondaient en un même brouhaha dissonant.

Il monta péniblement l’escalier, sans but précis, voulant juste échapper aux regards et au bruit, mais n’étant pas tout à fait assez ivre pour ne pas se rendre compte qu’il était seul responsable de son trouble.

Du salon de musique lui parvenait le son aigu d’un violon, survolant les trilles graciles d’un piano, en vagues aériennes et majestueuses. Bientôt, une flûte vint rejoindre le duo et le guider vers des évolutions encore plus vertigineuses, encore plus imaginatives, devant des spectateurs qu’Elisha savait, pour l’avoir été à son tour, éperdus d’admiration.

C’était cela, la taverne, bien sûr ; chacun devenait, l’espace de quelques minutes, de quelques heures, une source de joie pour les autres, dans le registre qui lui était propre. Mais ça ne l’impressionnait plus, ne lui faisait presque plus rien ; tout était oublié, enterré au plus profond dans un coin de son âme : musique, poésie, peinture…

Peinture…

Elisha serra les poings. Il se rendit soudain compte qu’il n’était pas monté jusqu’ici par hasard et qu’inconsciemment il avait dû savoir où il allait depuis le début. Arrivé devant la porte, il marqua un temps d’arrêt, indécis… Avait-il le droit de les déranger ? Ne risquait-il pas de briser au plus mauvais moment quelque chose de vrai, d’irremplaçable ?

L’alcool balaya ses hésitations ; au diable les scrupules ! Il frappa à la porte, trois coups secs, et fut presque surpris d’entendre aussitôt une voix féminine lui dire d’entrer.

Gallys était là, assise, à demi allongée sur un canapé dont le rouge sang contrastait avec le bleu turquoise de sa robe et la blancheur de sa peau ; il semblait presque que ce n’était pas elle qui était appuyée sur le canapé mais bien celui-ci qui la soutenait, la portait gracieusement.

— Bonjour…, dit-elle doucement.

Une fois de plus, Elisha se sentit pris sous le charme de son visage tendre et rêveur, ce visage qui effaçait tous les autres. Gallys n’avait pas besoin de pratiquer un art quelconque pour avoir de plein droit sa place à la taverne : elle personnifiait l’art lui-même, vivante incarnation de toutes les muses en une seule et même enveloppe chamelle.

Absorbé, fasciné, Elisha oubliait presque la présence de Mervyn qui, derrière son chevalet, maniait les couleurs avec dextérité.

Le peintre avait beaucoup changé depuis le soir où son frère l’avait accompagné à la taverne. Ses joues avaient repris des couleurs et la nuance de désespoir qui marquait ses yeux avait fait place à du bonheur, pur et simple, lui redonnant un teint plus harmonisé à ses cheveux roux, de plus en plus longs, de plus en plus bouclés. Il avait perdu cet air de chien battu qu’il avait porté toute sa vie et paraissait renaître. Et il peignait ; enfin, il prenait un réel plaisir à peindre, sachant que désormais il ne serait plus le seul à regarder ses tableaux. Les séances de pose avec Gallys constituaient pour lui des moments privilégiés pendant lesquels il s’évadait du réel, devenait un autre. Il ne dirigeait les pinceaux qu’à peine consciemment, se laissant guider par ses mains, ses émotions et par les facettes étincelantes des yeux de Gallys. Il ne lui avait jamais demandé de poser pour lui et elle n’avait pas non plus exprimé le désir qu’il fît son portrait. Les choses étaient venues d’elles-mêmes, de la façon la plus naturelle, et un beau jour ils s’étaient trouvés ensemble dans cette chambre où ils venaient maintenant quotidiennement passer quelques heures.

Il semblait que la jeune femme eût été capable de rester immobile éternellement, plus belle ainsi que des milliers d’autres eussent pu l’être dévêtues.

Le pinceau de Mervyn étalait un fond vert chatoyant, du même vert que la voix de Gallys, qui ne cessait de lui parler, de l’encourager, une voix délicate et chaude, comme l’absinthe.

Les couleurs s’harmonisaient spontanément, dessinant les contours de son corps, s’attardant sur les courbes légères de ses épaules, suggérant même au passage le léger frémissement de ses doigts lorsqu’ils commençaient de s’engourdir et la petite fossette apparaissant au creux de sa joue quand elle souriait…

— Bonjour, Elisha, dit Mervyn. Alors ? Le concert approche ?

Le jeune homme lui jeta un regard noir qu’il regretta presque aussitôt ; il avait pris pour habitude de reporter sur le peintre toute la rancœur qui couvait en son sein, lui reprochait d’avoir – par sa seule présence – éloigné Gallys de lui ; mais au fond, il savait bien que tout cela n’était qu’un prétexte pour ne pas s’avouer qu’il n’avait peut-être jamais eu la moindre chance de gagner le cœur de la jeune femme, quelles qu’eussent été ses espérances… Bien sûr, il était plus facile de rejeter la faute sur quelqu’un d’autre et de se laisser aller à le haïr. Bien sûr… Mais Elisha ne voulait rien dévoiler de ses sentiments, surtout devant Gallys, non cette fois par hypocrisie, mais par crainte sincère de la blesser.

— Oui, répondit-il en se forçant à sourire. Demain… J’étais venu vous le dire.

— Tu dois être heureux ; c’est un peu ton œuvre…

Il acquiesça machinalement.

— Tu viendras, Gallys ? demanda-t-il, sans plus se préoccuper de Mervyn.

La jeune femme secoua la tête.

— Tu sais bien que je ne peux pas encore sortir d’ici. On me reconnaîtrait…

Elisha vit s’effondrer en flammes les débris du beau rêve qu’il échafaudait depuis quelques minutes. Elle ne viendrait pas, naturellement, et il avait été fou de penser le contraire.

— C’est vrai…, balbutia-t-il. Excuse-moi, je…

Il sentit la chaleur lui monter au visage et sortit en courant de la chambre, claquant sans même s’en rendre compte la porte derrière lui.

Un peu plus tard, il s’aperçut qu’il pleurait…

Le soir tombait lentement sur Paris et l’immense chapiteau commençait de se remplir. Bientôt, il serait plein à craquer ; comme d’habitude, quelques agents du bonheur seraient chargés de refouler les derniers arrivants. Ceux-là ne verraient pas le concert et resteraient probablement agglutinés près de l’entrée du chapiteau, tendant l’oreille pour profiter tout de même de la musique, en se promettant d’arriver plusieurs heures en avance la prochaine fois.

Dans sa loge, Jarvis finissait d’accorder sa guitare, pinçant les cordes les unes après les autres jusqu’à en obtenir le son qu’il désirait. Elisha, à jeun exceptionnellement, le regardait en souriant.

— Alors ? Comment tu te sens ?

Le chanteur eut une moue expressive.

— Sur des charbons ardents. Comme si c’était mon premier concert. Et dans un sens ça l’est… J’ai peur, Elisha, vraiment peur qu’ils ne comprennent pas !

— Ça marchera ! assura le jeune homme. Les chansons sont trop belles pour que ça ne marche pas. Tu n’as rien à craindre…

— Merci, souffla Jarvis. Ça me fait du bien que tu sois là.

Ils se serrèrent la main, longuement, intensément.

— Je m’en vais, maintenant, dit Elisha. Mais ne t’en fais pas : de toute façon, je serai dans la salle.

Jarvis se retrouva seul. Il consulta sa montre : plus que dix minutes avant l’épreuve de vérité. Il sentit les battements de son cœur s’accélérer dans sa poitrine : ne pas s’énerver, surtout ne pas s’énerver…

Quelques coups frappés à la porte le firent sursauter.

— Entrez…

— Jarvis ? Vous êtes prêt ?

La voix de Phil Oberon s’étrangla brutalement dans sa gorge. Il se précipita vers le chanteur.

— Mais vous êtes fou, ou quoi ? Le concert va commencer et vous n’êtes pas encore habillé ; ni maquillé ! Et les autres membres du groupe, où sont-ils, hein ?

Derrière sa barbe grisonnante, le producteur semblait prêt à exploser.

— Calmez-vous, Phil, dit Jarvis. Le concert aura lieu comme prévu.

— Bien sûr, ricana Oberon. Vous allez réaliser en dix minutes un maquillage qui, d’habitude, vous demande plus d’une heure ! De qui vous moquez-vous ?

— Je ne me maquillerai pas ce soir, dit posément Jarvis, et je ne me déguiserai pas non plus…

— Pardon ?

— Vous avez bien entendu ! Rappelez-vous la discussion que nous avons eue, il y a deux mois, à propos du spectacle d’un nouveau genre que je voulais monter. Eh bien ! c’est fait ! Les chansons sont écrites et je vais les chanter ce soir…

Les yeux d’Oberon s’écarquillèrent.

— C’est impossible…

— Mais si, Phil, c’est possible… Vous pouvez faire débrancher vos projecteurs colorés et ranger vos accessoires de théâtre. Je serai seul sur scène.

— Seul, mais…

— Mais rien ! trancha Jarvis. Je jouerai seul, un point c’est tout !

— Je vous l’interdis ! Vous allez nous ruiner…

— Eh bien, je me passerai de votre permission. Maintenant vous voudrez bien m’excuser mais je dois entrer en scène ; le public n’attend pas !

— Le public va vous jeter hors de sa vue, Jarvis, dit Oberon, soudain très calme, et moi, je vais déposer une plainte contre vous pour non-respect de contrat. Vous ne vous en tirerez pas comme…

Mais Jarvis était déjà sorti de la loge et le reste de la phrase du producteur se perdit parmi les cris d’impatience de la foule.

Comme à chaque début de concert, la salle était plongée dans l’obscurité et le chanteur y entra sans attirer l’attention : les techniciens s’occupant des spots allaient avoir une petite surprise.

Sans compter les spectateurs…

Jarvis prit une profonde inspiration et, tentant d’enrayer le tremblement qui s’emparait de lui, commença de gratter les cordes de sa guitare. Comme dirigé par une mécanique bien réglée, un projecteur se braqua sur le point où normalement eût dû se trouver Rémy Barnes, baguettes en main. Constatant son erreur, le technicien balaya rapidement la scène et se fixa finalement sur la seule chose vaguement digne d’intérêt qu’il pût trouver : Jarvis !

— Je rêve d’un soleil aux épaules dorées.

Un murmure de stupéfaction parcourut la salle, causé non pas tant par le fait que Complexe débutât le concert – chose jamais vue – que par l’aspect du chanteur lui-même : jean, chemise blanche et visage découvert, il était totalement méconnaissable. Seule sa voix assurait aux spectateurs que c’était bien leur idole qui se trouvait devant eux.

Quelques applaudissements sans enthousiasme saluèrent la fin de la chanson et un silence religieux s’installa. D’ordinaire, les concerts de Jarvis distillaient un plaisir immédiat, intense et sans surprise. Pour la première fois, le public était étonné, stupéfait par ce qu’il voyait. Alors, retenant son souffle, il attendait, appréhendant presque ce qui allait arriver.

Jarvis saisit le micro et le désolidarisa de son pied. Il savait ce qu’il allait dire : il songeait à son petit discours d’introduction depuis plusieurs semaines et le connaissait par cœur.

— Bonjour ! commença-t-il. Je suis heureux de vous voir tous ici ce soir. En venant, vous ne vous attendiez sûrement pas à ce que vous venez d’entendre et vous avez peut-être été déçus. Je voulais vous en faire la surprise : ce concert est le premier d’un nouveau style. J’espère de tout mon cœur qu’il vous plaira…

Cette intervention fut ponctuée par quelques rares applaudissements dont Jarvis n’eut aucun mal à déterminer la provenance : les habitués de la taverne, dispersés dans une foule apathique, encore trop abasourdie pour réagir.

Essayant de se persuader que tout allait bien se passer, que ce n’était qu’une question de temps d’adaptation, Jarvis reprit sa guitare et entama une nouvelle chanson, une de celles qu’il avait écrites en compagnie d’Elisha : cela s’appelait ballade pour un amour défunt et racontait une tragique histoire de jalousie meurtrière se déroulant à la campagne, un soir d’été, sur une musique lente et mélancolique. C’était triste, beau…

Pas un bruit ne troubla l’exécution de la chanson et pas un bruit non plus ne vint en marquer l’achèvement. On s’attendait à un show fastueux, Jarvis répondait simplicité. On s’attendait à une grande fête joyeuse, Jarvis répondait tristesse et rêverie. On s’attendait à une rassurante routine, Jarvis surprenait, dérangeait…

Mais l’étonnement initial cédait peu à peu la place à l’ennui, qui lui-même tendait à se transformer en colère, colère d’avoir été trompé, colère de ne pas comprendre pourquoi… Et personne ne s’aperçut que Jarvis n’avait encore jamais chanté avec autant de cœur, autant de conviction…

« Qu’est-ce qu’ils ont ? se demanda le chanteur. On dirait des cadavres ! »

Le moment n’était peut-être pas très bien choisi mais, après tout, il n’avait plus rien à perdre : il entama la chanson à laquelle Elisha et lui-même attachaient le plus d’importance, celle où ils avaient enfin crié tout ce qu’ils avaient sur le cœur depuis des années. Une chanson fort simple, décrivant tout bonnement la société, chaque couplet en dévoilant une facette différente.

Dès les premiers vers, la foule perdit son calme apparent et révéla ce que celui-ci cachait depuis le début : un rejet pur et simple.

Réveillez-vous ! disait le refrain,

Marchez, jouez, chantez !

Réveillez-vous !

Aujourd’hui vous ne savez qu’exister.

Réveillez-vous et vivez !

Quand Jarvis avait répété cette chanson, il avait voulu que le refrain soit véritablement un cri, quelques phrases qui apostrophaient littéralement les spectateurs, pour leur faire prendre conscience de ce qu’ils étaient devenus.

Au deuxième Réveillez-vous ! scandé par une voix suraiguë, semblant à deux doigts de se rompre, une bouteille de bière vide vint s’écraser sur la scène, frôlant le chanteur. Immédiatement, ce fut une gigantesque réaction en chaîne : comme autant de moutons de Panurge, les spectateurs se mirent à hurler des injures à l’adresse de Jarvis et à lui lancer au visage tous les projectiles qu’ils pouvaient trouver. Certains partaient du fond de la salle, faisaient plusieurs étapes dans la foule avant d’atterrir sur scène, laquelle ressembla bientôt à un dépôt d’immondices.

La voix du chanteur, pourtant amplifiée, parvenait à peine à percer le rideau des hurlements des spectateurs, qui se repaissaient de leur propre fureur et devenaient de plus en plus menaçants.

Lancé par une main plus habile que les autres, un objet métallique frappa Jarvis à la tête et celui-ci cessa de chanter, porta la main à son front. Lorsqu’il la retira, elle était couverte de sang…

À la vue de la blessure, les spectateurs se calmèrent d’un seul coup et le silence revint dans la salle.

Pendant quelques secondes, Jarvis regarda cette meute de fauves humains qui, l’instant d’avant, l’attaquaient à belles dents après l’avoir acclamé pendant des années.

— Au revoir…, dit-il simplement dans le micro.

D’un geste vif il passa la sangle de sa guitare par-dessus sa tête, laissa tomber l’instrument sur le sol et sortit de scène lentement, dans un silence de mort.

Phil Oberon l’attendait dans sa loge, un sourire narquois aux lèvres.

— Alors ? railla-t-il. Vous l’avez eu votre spectacle, pauvre imbécile ! Vous avez compris maintenant ?

Sans répondre, Jarvis s’assit devant son miroir et examina son front blessé ; c’était spectaculaire mais pas très grave : l’arcade sourcilière fendue sur toute sa longueur. Il saisit un mouchoir et commença d’éponger le sang.

— J’espère que maintenant vous allez faire ce que je vous dirai sans rechigner, continua Oberon. Vous avez failli tout gâcher mais je vais m’arranger pour rattraper vos erreurs : vous ne remonterez plus sur scène avant une semaine. Pendant ce temps nous allons organiser une gigantesque opération de publicité, spécifiant surtout que les prochains concerts se feront avec tout le groupe et dans l’ancien style. Je vous interdis formellement de rejouer vos nouvelles chansons et, tant que vous y êtes, vous supprimerez également cet insipide Complexe que vous vous obstinez à nous assener ! Nous sommes d’accord ?

Jarvis se confectionnait un pansement improvisé. Il ne répondit pas…

— D’ailleurs, reprit Oberon, même si le public avait goûté votre nouveau style, je doute qu’on vous ait laissé faire longtemps. Je pense que certaines personnes n’ont pas du tout apprécié les paroles de votre dernière chanson. C’était un véritable appel à la rébellion !

— Pas à la rébellion ! dit Jarvis, excédé. À la réflexion ! C’est un crime de réfléchir ?

— Pour les dormeurs, oui, certainement, quand cette réflexion va à rencontre de leurs intérêts ! Mais nous nous éloignons du sujet : j’ai votre parole de m’obéir en tout point dans l’avenir ?

— Vous l’avez, Phil, vous l’avez ! s’emporta Jarvis. Mais par pitié, fichez moi la paix et sortez d’ici !

Le chanteur s’effondra sur sa table de maquillage et enfouit sa tête entre ses mains. Il se sentait à deux doigts de sangloter, comme un enfant qu’on eût privé de son jouet favori. Il n’entendit pas le producteur sortir.

Longtemps, très longtemps après, il sentit une main ferme et rassurante se poser sur son épaule ; il releva la tête.

— C’est Rémy qui avait raison, dit-il tristement. Ils n’ont rien compris, rien du tout !

— Si ! affirma Elisha. Au contraire ! ils ont parfaitement compris ce que tu voulais leur dire et c’est pour ça qu’ils t’ont injurié. Parce que tu leur faisais entrevoir des choses qu’ils ne voulaient pas admettre : elles les auraient conduits à remettre toute leur vie en question et ils sont trop bien installés dans leurs habitudes pour avoir envie d’en changer. Il était plus facile de te traiter de fou, beaucoup plus facile… Nous aurions dû nous en douter. Mais j’y ai cru, tu vois, j’y ai vraiment cru…

— Moi aussi, dit Jarvis. Et maintenant, qu’est-ce qui va se passer ?

— Maintenant ? Rien du tout, je suppose… Ce n’est pas un concert malheureux qui sapera ta réputation. Tu pourras continuer comme avant, avec le groupe. Tout continuera comme avant…

Une lueur étrange s’alluma au fond des yeux du chanteur.

— Tout ça pour rien ? murmura-t-il.